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Comment décrire le soulagement des hommes réunis dans la salle de conférence ? Si on leur posait la question, ils jureraient qu’ils n’ont de leur vie rien vu d’aussi beau que cet hélicoptère qui s’élève dans le ciel. L’austère général Higgins, lui-même, arbore le plus large sourire qu’on lui ait jamais connu. La fin du monde imminente est soudain renvoyée… alors ils se mettent tous à applaudir lorsque le Minerva hisse sa charge infernale vers une altitude plus sûre.
Le Président se renfonce dans son fauteuil et s’offre le plaisir d’allumer un cigare. A travers un nuage de fumée bleue, il fait signe à Jarvis de l’autre côté de la table.
— On dirait bien, Dale, que vous êtes doué de seconde vue.
— Simple conjecture, monsieur le Président.
L’amiral Kemper décroche son appareil.
— Mettez-moi en communication avec ce taxi de la N.U.M.A., ordonne-t-il.
— Nous ne sommes pas encore tirés d’affaire, fait remarquer le général Higgins. Les types qui sont là-haut ne pourront pas y rester éternellement.
— Nous sommes en contact radio, annonce une voix brève dans le haut-parleur voisin de l’écran.
Sans quitter des yeux le vol du Minerva, Kemper lance dans son appareil :
— Ici l’amiral Joseph Kemper, de l’Etat-major interarmes. Je prie les occupants de l’hélicoptère de la N.U.M.A. de vouloir bien se présenter.
Une voix calme répond aussi clairement que si la personne se trouvait dans la salle.
— Ici, Jim Sandecker, Joe. Qu’est-ce que vous désirez ?
— Le directeur de la N.U.M.A. ? s’étonne le Président en se redressant dans son fauteuil.
Kemper fait un signe affirmatif.
— Vous le savez bougrement bien ce que je désire ! aboie Kemper dans son appareil.
— Ah ! c’est l’ogive de « Mort Subite » qui vous chiffonne ? J’imagine que vous connaissez ses vertus ?
— Parfaitement.
— Et vous aimeriez bien savoir ce que je vais faire de ce machin ?
— La chose m’a en effet traversé l’esprit.
— Eh bien, dès que nous serons à une altitude de 1 800, 2 000 mètres, nous allons foncer droit vers l’océan et balancer cette cochonnerie aussi loin de la rive que notre carburant nous le permettra.
— A quelle distance, selon vous ?
Un instant de silence : Sandecker consulte Steiger.
— A environ 1 000 kilomètres droit à l’est des côtes du Delaware.
— Le projectile est-il maintenu solidement ?
— Il m’a l’air bien arrimé. Ce serait presque parfait si nous pouvions admirer le paysage, mais nous sommes obligés de voler aux instruments.
— Pardon ?
— La voilure du parachute masque le pare-brise. Nous n’avons vue que sous nos pieds.
— Pouvons-nous vous donner un coup de main ? demande Kemper.
— Oui. Priez tous les avions civils et militaires de nous laisser la voie libre vers la mer.
— Ce sera fait. Je vais, par ailleurs, envoyer un navire de secours à l’endroit approximatif où vous allez piquer une tête.
— Négatif, Joe. Le colonel Steiger et moi-même sommes très touchés de votre pensée, mais ce serait risquer inutilement la vie de l’équipage. Vous saisissez ?
L’amiral Kemper ne répond pas immédiatement. Son regard exprime une peine infinie.
— Compris. Ici, Kemper. Terminé, dit-il simplement.
— N’y a-t-il vraiment aucun moyen de les sauver ? demande Jarvis.
Kemper secoue la tête.
— En fait, et c’est affreusement triste, l’amiral Sandecker et le colonel Steiger vont délibérément au suicide. Lorsque l’hélicoptère aura brûlé sa dernière goutte de carburant, il tombera à la mer et le projectile avec lui. Lorsqu’ils arriveront au-dessous de l’altitude 300, l’ogive explosera et libérera le microorganisme de la « Mort Subite ». La suite est facile à deviner.
— Mais ils pourraient sans doute couper les suspentes et s’en aller à bonne distance avant de tomber, insiste Jarvis.
— Je vois ce que veut dire l’amiral Kemper, dit Higgins. Vous avez votre réponse sur l’écran. Ce parachute est le linceul de l’hélicoptère. Certains haubans sont noués et enroulés à la base du rotor, les autres pendent de l’autre côté de la porte de la soute. Même si l’appareil restait stationnaire, un homme ne pourrait pas monter sur ce fuselage et s’approcher suffisamment des suspentes pour les couper au couteau.
— Ils ne pourraient pas sauter en parachute avant que l’hélicoptère ne tombe ? demande Jarvis.
Le général Sayre secoue la tête.
— A l’inverse des appareils conventionnels, les hélicos n’ont pas de système de pilotage automatique. On les mène entièrement à la main. Si l’équipage sautait, l’appareil leur tomberait dessus.
— Il en est de même d’un sauvetage en plein vol. Nous pourrions sauver un homme mais pas les deux.
— Nous ne pouvons donc vraiment rien faire ? répète Jarvis d’une voix cassée.
Le Président fixe un long moment la table laquée.
— Il ne nous reste qu’à prier pour qu’ils emportent cette horreur loin de notre pays.
— Et s’ils y réussissent ?
— Alors nous resterons là, impuissants, et nous verrons mourir deux braves.
Le contact de l’eau glacée ranime Pitt. Pendant une bonne minute, les yeux clignotants, à demi aveuglé par le grand jour, il essaie d’éclaircir le mystère de sa situation, de comprendre pourquoi il est en train de flotter à la surface d’un fleuve glacial et sale. Soudain la souffrance se réveille, et il a l’impression qu’un charpentier s’efforce de lui enfoncer un clou dans la tête.
Il perçoit une vibration dans l’eau et un bruit étouffé d’échappement. Puis un patrouilleur des garde-côtes se profile dans le soleil levant et glisse vers lui sur son erre. Deux hommes en combinaison de plongée sautent par-dessus bord et le déposent adroitement dans le filet d’un palan. Un signal, et Pitt se trouve bientôt à bord.
— L’heure est un peu matinale pour la baignade, constate un homme de la taille d’un ours et qui a le bras en écharpe. Mais vous vous entraînez peut-être pour la traversée de la Manche ?
Pitt regarde autour de lui ; il voit les hublots fracassés et des éclats de bois sur le pont.
— D’où sortez-vous ? De la bataille de Midway ?
L’ours sourit et explique :
— Nous retournions à notre ancrage quand nous avons reçu l’ordre de faire demi-tour et de vous tirer de la flotte. Je m’appelle Kiebel, Oscar Kiebel, commandant de ce qui était encore il y a quelques instants le bateau le plus parfaitement briqué de toutes nos voies fluviales.
— Je m’appelle Dirk Pitt. Je fais partie de la N.U.M.A.
Kiebel plisse les yeux.
— Comment vous étiez-vous débrouillé pour vous trouver à bord de ce cuirassé ?
Pitt lève les yeux vers le gréement du garde-côte.
— Il me semble que je vous dois une antenne de radio.
— Ah ! c’était donc vous ?
— Pardonnez-moi pour le délit de fuite, mais je n’avais pas le temps de remplir un constat d’accident.
Kiebel lui indique une porte.
— Vous feriez mieux d’entrer qu’on vous panse le crâne. Vous m’avez l’air d’avoir encaissé un sacré coup.
C’est alors que Pitt remarque un lourd panache de fumée qui s’élève derrière une colline du Potomac.
— Le lowa ? Où est le lowa ? demande-t-il.
— Il a sauté.
Pitt s’adosse lourdement au bastingage. Kiebel le prend délicatement avec son bras valide et l’un de ses hommes arrive avec une couverture.
— Vous feriez mieux de vous allonger et de vous reposer. Vous verrez un médecin dès que nous serons à quai.
— Cela n’a pas d’importance. C’est sans intérêt, désormais.
Kiebel l’entraîne jusqu’au poste de commandement et lui offre une tasse de café bouillant.
— Désolé, mais il n’y a pas de gnôle à bord. Vous savez : le règlement… service, service et tout le cirque. D’ailleurs, il est un peu tôt pour l’alcool, de toute manière.
Il se retourne et appelle son officier radio :
— Quoi de neuf sur cet hélicoptère ?
— Il est au-dessus de la baie de Chesapeake, Sir.
Pitt dresse l’oreille.
— De quel hélicoptère parlez-vous ?
— Tiens, c’est un des vôtres, au fait. Une histoire incroyable. Un obus de la dernière salve du lowa était muni d’un parachute et un crétin à bord d’un hélico de la N.U.M.A. l’a accroché en passant.
— Dieu merci ! souffle Pitt lorsqu’il réalise ce qui se passe réellement. La radio ! Il faut que je me serve de votre radio.
Kiebel hésite. Pourtant il lit la prière pressante dans le regard de Pitt.
— Autoriser un civil à utiliser une installation de radio militaire n’est pas tout à fait réglo…
Pitt lève la main pour lui couper la parole. Son corps glacé se réchauffe peu à peu, et l’engourdissement disparaît. Il sent tout à coup quelque chose sous sa chemise, contre sa poitrine. Le visage perplexe, il tire un petit paquet qu’il examine sans comprendre.
— D’où diable cela peut-il venir ?
Steiger voit avec inquiétude l’aiguille de son indicateur de température approcher du rouge. La côte est encore à près de 100 kilomètres et ce n’est pas le moment d’avoir un pépin avec ses moteurs.
Le voyant d’appel de la radio clignote, l’amiral presse le bouton « Emission ».
— Ici, Sandecker. J’écoute.
— Alors et mes œufs brouillés ?
C’est la voix de Pitt, déformée par les parasites.
— Dirk ! s’exclame l’amiral. Comment vous sentez-vous ?
— Légèrement usagé, mais je peux encore rouler.
— Et le deuxième obus ? demande Steiger, inquiet.
— Désamorcé.
— Et les charges de « Mort Subite » ?
— Au tout-à-l’égout ! lance Pitt d’une voix assurée.
Pitt espère bien qu’Hiram Lusana a pu jeter les charges dans le fleuve, mais il ne peut pas en être certain ; pourtant il n’a pas la moindre intention de donner à penser à Steiger et à l’amiral que leurs efforts ont peut-être été vains.
Sandecker explique à Pitt la capture du parachute et il ajoute que les perspectives ne sont pas brillantes. Pitt l’écoute sans l’interrompre. Il pose une seule question lorsque l’amiral a terminé :
— Combien de temps pouvez-vous tenir l’air ?
— Je peux faire durer le carburant deux heures de plus, peut-être deux et demie, répond Steiger. Mon problème immédiat, ce sont les moteurs : ils menacent de gripper et ils font de la température.
— La toile du parachute doit bloquer partiellement les ouïes d’admission d’air.
— Une idée ingénieuse est toujours la bienvenue. Vous en avez une ?
— Eh bien, oui, justement, lui répond Pitt. Ouvrez bien les oreilles. Je vous rappellerai dans deux heures exactement. En attendant, débarrassez-vous de tout le poids inutile : sièges, outils et même les parties de l’appareil que l’on peut démonter. Faites l’impossible, mais tenez l’air jusqu’à mon prochain appel. Terminé.
Pitt coupe le micro et s’adresse au lieutenant de vaisseau Kiebel.
— Il faut que je débarque au plus vite.
— Nous serons à quai dans huit minutes.
— Il me faudra un moyen de transport.
— Je ne vois toujours pas ce que vous fabriquez dans ce merdier, déclare Kiebel. Pour autant que je sache, mon devoir serait peut-être de vous arrêter.
— Ce n’est pas l’heure de jouer aux gendarmes et aux voleurs… Seigneur ! faut-il que je fasse tout moi-même ? lance Pitt en se penchant vers l’opérateur radio. Branchez-moi dans l’ordre sur le quartier général de la N.U.M.A. et sur la Stransky Instrument Company.
— Vous ne pensez pas que vous en prenez un peu à votre aise avec mes hommes et mon matériel, mon vieux ?
Pitt se rend parfaitement compte que si Kiebel n’avait pas un bras en écharpe, il l’aurait déjà boulé sur le pont.
— Que pourrais-je bien faire pour obtenir votre collaboration ?
Kiebel lui répond par un regard meurtrier de ses yeux marron et puis, lentement, un éclair s’y met à briller et ses lèvres esquissent un sourire :
— Dites simplement : s’il vous plaît.
Pitt le fait avec plaisir, et, douze minutes plus tard exactement, il file sur Washington à bord d’un hélicoptère des garde-côtes.